Arts textuels

Paranoïa couleur mat

Daniel Gaumond - Gagnant du concours Été 2021, catégorie Arts textuels

j’me tiens la queue entre les jambes les fesses serrées la queue entre les fesses serrées comme quand j’étais p’tit pis que je disais regarde sarah (la sœur) moi aussi j’ai une vulve sauf que la dinette est finie c’est le soir et les loups sont sortis sur les trottoirs les ruelles les débarcadères s’érodent en dernière chance pile ou face à face je dois me dépêcher à rentrer faire attention sans me l’attirer sans lever les yeux maquillés rivés au sol où j’mets les pieds pour éviter seringues et mines de rien ce sont toujours les plus dangereuses un pied devant l’autre je presse le parodique me donne des airs qui sonnent faux comme un chaperon déguisé le revers du conte qui ne finira pas bien je me fais tout p’tit tout presque rien sans faire de bruit mais la neige ou mes os craquent sous chacun de mes pas et les lampadaires m’accusent de ne pas savoir où me mettre alors je dévie d’un trottoir à l’autre de l’itinéraire tracé par le père et de google maps qui ne prévoit jamais les nids-de-poule ni les combats de coqs il avait raison mon orientation finira par me perdre mais en attendant je me fraie un chemin à travers l’effroi hivernal qui transperce mes cuisses mes chevilles je dois tenir bon me tenir droit mais surtout straight comme un loup accoutumé à la vie sauvage sauver les apparences trompeuses et avancer malgré tout le poids de la neige de la honte qui s’accumule sur mon dos courbé devant chaque passant passible de mort (la mienne) il suffit d’un regard un faux mouvement qui sera la goutte de trop tatouée sur le coin de l’œil tandis que les coins d’ombre regorgent de carnivores qui veulent ma peau ce soir il n’y a aucune une en vue que du masculin pluriel car on sait que la nuit leur appartient à ces loups qui rôdent et attendent les mains dans les poches je cache l’offense à portée de main chaque doigt verni est un doigt d’honneur à cette espèce qui est la mienne par défaut de naissance car on ne noircit pas ses griffes lorsqu’on appartient à la race carnassière et je voudrais bien m’y soustraire me déserter le corps mais le genre ne peut rien contre le nombre donc je continue tête basse tête première dans la nuit sans repos où les somnambules sont facilement contrariés par ce qui ne leur ressemble pas et je frôle au passage les pierres tombales de mes semblables mes adelphes qui ont emprunté ce chemin de non-retour les yeux fardés de beurre noir et le rouge des lèvres causé par la fente le bris des dents du verre éclaté car le miroir ne renvoie pas toujours à ce qu’il devrait et le visage se change plus souvent par un poing que par le bistouri tout ça parce qu’iels ne voulaient pas rebrousser chemin retrouver celui du placard malgré le grognement sourd et refoulé des encagés qui traquent les libertés auxquelles ils n’ont pas eu droit et leurs squelettes tremblent sous mes pieds et les pleurs enterrés m’implorent de ne pas céder à la peur de ne pas reculer si on veut faire avancer les choses bien que je me demande encore si le surplace n’est pas préférable au sous terre mais je me garde de juger ces innocent∙e∙s qui l’ont été de croire que le monde s’adoucirait un peu entretemps n’est-ce pas que je me rends parfois chez eux de mon propre gré tire la chevillette prends-moi en levrette sans considérer la menace le danger qui pourrait se cacher dans la gueule du loup lorsque ce n’est pas plutôt lui qui emplit la mienne de sa bave blanche et visqueuse avant de rentrer chez moi sale et comblé le besoin d’avoir atteint ce qu’on attendait de moi avec un arrière-gout de satisfaction étrangère alors comment expliquer que je craigne à présent cette bête qui s’en vient vers moi à sens inverse à une vitesse excessive seulement cent cinquante mètres nous séparent et j’anticipe déjà l’accrochage la collision le constat pas amiable que je n’aurais jamais dû me retrouver là ici maintenant né et mort dans le fossé des abject∙e∙s perdu∙e∙s avant de devenir un chiffre de plus sur une statistique jamais prise en compte plutôt car mieux vaut les régler entre nous que vingt-cinq mètres à franchir pour parvenir de l’autre côté et je pense soudainement très fort à sarah et à papa même s’il ne pense plus à moi depuis que l’homme est homme et non pas autre chose tandis que celui-ci me sourit un peu trop de ses crocs trop blancs et j’ignore s’il veut me faire du mal ou bien s’il branle de la queue parce qu’il a reconnu la mienne alors je m’efforce de sourire en retour sans établir le eye contact qui pourrait en initier d’autres car sa mâchoire pourrait bien m’écraser me broyer comme la pelle mécanique des déneigeuses qui ont oublié de passer tandis que mes pieds s’enfoncent dans la neige mouvante qui ralentit ma démarche comme dans un mauvais rêve où je ne peux pas courir mais seulement le dépasser lentement en espérant que sa faim n’est pas aussi meurtrière que celle de son expression et je m’assure de cacher ma transgression mon crime mat sur mes mains maculées car tout ce qui n’est pas blanc est un drapeau ennemi une déclaration de guerre ou pire un consentement tacite à me faire dévorer la carcasse que j’abime à force de frotter mes pieds sur l’asphalte givré jusqu’à le semer (enfin) et respirer à nouveau mais jamais tout à fait jamais bien longtemps car les poumons se gardent toujours assez d’air au cas où il faut courir prendre la fuite sans se pisser dessus alors je retiens mon souffle comme un funambule sur son fil d’ariane jusqu’à chez moi en me demandant à chaque fois si ce sera la dernière