Recommandations littéraires

Le corps de ma mère de Fawzia Zouari

Fawzia Zouari est une écrivaine et journaliste franco-tunisienne. Son récit Le corps de ma mère est paru en 2016 aux éditions Gallimard, dans la collection « Littérature française ». Il s’agit de la biographie de sa mère.

L’ouvrage est divisé en trois parties, se référant aux trois lieux et périodes que le récit traverse. Dans la première, Le corps de ma mère, Fawzia Zouari situe le contexte dans lequel elle s’intéresse à la vérité sur l’histoire de sa mère, Yamna : celle-ci est alors sur son lit de mort, à l’hôpital de Tunis. Toute la famille élargie est réunie dans les couloirs ; toutes les connaissances proches et lointaines défilent pour participer à la veille de la matriarche. Dans les deux parties suivantes, l’écrivaine retrace, à travers le récit de la domestique de sa mère, le chemin de vie de celle-ci. La deuxième, Le conte de ma mère, se concentre à Dahmani, de l’enfance à la force de l’âge de Yamna. Enfant désemparée par l’arrivée d’une deuxième épouse dans son foyer et la mort de sa mère en couches, on découvre comment la protagoniste s’impose peu à peu comme la matriarche du village. La troisième partie, L’exil de ma mère, raconte la vieillesse de Yamna à Tunis. Tout est trop différent ; les usages très occidentalisés de la capitale la choquent. Elle perd peu à peu la vue.

Le livre a été parfois reçu comme la description de l’enfermement d’une femme dans des traditions patriarcales. Pourtant, Yamna n’a pas seulement un fort caractère, mais véritablement la main mise sur plusieurs leviers de pouvoir sur son environnement : son avis est recherché, bien que les femmes ne sortent pas et qu’il ne soit pas admis que leur avis soit valorisé. Elle force son époux à la monogamie dans un contexte où prendre une deuxième épouse est valorisé et normalisé. Yamna est une femme de son époque, qui compose avec les règles et les attentes de son entourage, comme les femmes d’aujourd’hui vivent dans leur monde : elles s’adaptent, s’arrangent, acceptent instinctivement des compromis qui leur permettent de parvenir à leurs fins. 

Force est de constater que ce récit nous livre, au-delà du récit biographique, le vécu d’une femme née sous la colonisation et qui vit la décolonisation, dans la transition entre deux époques. Les thématiques de la filiation, de la parentalité et de la transmission y sont bien ancrées. Ainsi, Fawzia Zouari nous raconte, en creux, son impossibilité de voir sa mère comme un modèle. On est par ailleurs décontenancés par la douloureuse impuissance de Yamna face aux changements radicaux qu’elle semble incapable de comprendre. L’écart générationnel est pénible autant pour l’une que pour l’autre, mettant à mal la communication entre elles.

Yamna n’est certes pas la mère idéale que ma génération, et même celle de Fawzia Zouari pourraient imaginer. Elle n’est pas non plus une femme qui sort du lot outre mesure : elle ne casse pas le système existant, puisqu’elle s’en arrange. Le corps de ma mère, c’est finalement pour moi le récit d’une partie des femmes qui luttent à leur hauteur humaine, selon leurs circonstances, leurs croyances et leurs convictions.

ZOUARI, Fawzia. Le corps de ma mère, éditions Joëlle Losfeld, 2016, 240 p.

Note d’appréciation : 8/10

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Je suis une fille sans histoire d'Alice Zeniter

Alice Zeniter est née en 1986 à Clamart (France, Île-de-France) et est l’autrice, entre autres, de L’Art de Perdre pour lequel elle a remporté le Prix Goncourt des Lycéens 2017. Elle signe avec Je suis une fille sans histoire, son premier essai.

Avec cet ouvrage à destination de vulgarisation, ouvertement critique, féministe et politique, l’autrice affiche dans son essai-conférence l’intention d’introduire les notions de bases de narratologie et de sémiologie, dans le but d'amener le lecteur/la lectrice à réfléchir sur la manière dont sont construits les récits fictifs comme non-fictifs. 

Alice Zeniter part du constat d’Ursula Le Guin, une écrivaine de l’imaginaire, avec sa théorie de la Fiction-Panier : dès la préhistoire (ou dès la nuit des temps, selon le poncif qu’on préfère), les chasseurs-cueilleurs valorisent les histoires de chasse plutôt que celles de cueillette. La raison est simple : il est plus facile de capter l’attention d’un auditoire avec une histoire violente, qui comprend successivement une action montante, un point culminant, et une résolution ; qu’avec celle, répétitive, de la cueillette d’une baie, puis d’une autre, puis d’une autre... C’est alors que le récit trahit le réel : la cueillette était bien plus importante pour la survie du groupe que la chasse, dont l’apport nutritif était tout à fait minoritaire ; pourtant c’est la chasse qui domine dans les récits.

Remettant alors en cause la construction classique qui valorise les histoires de héros, donc par affiliation les « histoires-qui-tuent », issues essentiellement de l’héritage de la Poétique d’Aristote, l’autrice donne un contexte d’héritage aux observations de manque de représentation féminine dans, entre autres, les œuvres célèbres de la pop culture. Ainsi, le test de Bedchel, qui permet d’évaluer la qualité de la représentation féminine au cinéma, autant que le syndrôme « de la Schtroumpfette », qui souligne la présence d’un seul personnage féminin dont le principal attribut est sa féminité, ne sont pas tant des concepts abstraits que des moyens de critiquer la redondance de la typologie de récit par le prisme du genre.

Elle nous amène alors à une réflexion concernant le récit tant fictif que non-fictif pour prolonger le questionnement jusque dans la politique, empruntant à Frédéric Lordon, philosophe et économiste, la notion de machines affectantes (en gros, les médias) pour énoncer l’idée que le cœur de la politique est de convoquer ces machines dans le but d’émouvoir. Il est à reconnaître qu’il n’y aura pas « de triomphe du vrai par simple apparition » : le but de tous les militantismes est alors de susciter des émotions suffisamment fortes dans son public pour pousser les masses à l’action. Dans son processus de vulgarisation, Alice Zeniter nous propose de réfléchir à ce qui est rendu visible, donc en creux, ce qui est rendu invisible : l’inégalité entre les histoires, par l’inégalité à l’accès à ces machines affectantes, est le nœud du problème.  Là, l’argumentaire est peut-être un peu faible, le format ne se prêtant pas à une exposition claire de ce qu’est la politique, ou encore de ce que sont les inégalités.

En ouverture, sans conclusion ferme, l'autrice propose de réfléchir à des moyens de sortir du récit basé sur le héros, qui donne une « histoire-qui-tue », pour proposer une « histoire-vivante ». Celle-ci n’a rien d’instinctif, et même Ursula Le Guin, dans son chef-d'œuvre Terremer, se demande a posteriori si elle n’a pas elle-même trop réemprunté aux codes narratifs classiques. C’est donc sur cet appel à la recherche de renouveau narratif qu’Alice Zeniter invite les auteurs et autrices à cette même réflexion; car après tout, les histoires non écrites sont encore à imaginer.

ZENITER, Alice. Je suis une fille sans histoire, coll. « Des écrits pour la parole », Paris, L’Arche éditeur et agence théâtrale, 2021, 112 p.

Note d’appréciation : 8/10

Un café avec Marie de Serge Bouchard

Un café avec Marie, juste au titre, j’avais les yeux pleins d’eau ; souvenirs des personnes qui me sont chères avec lesquelles je ne suis pas allée prendre un café depuis longtemps. Je dois l’avouer, avant même d’ouvrir le livre, j’avais énormément d’attentes.

Tout ce que Serge Bouchard avait à raconter qui lui était personnel, j’ai simplement adoré. J’ai aimé en apprendre sur sa mère, ses enfants, ses femmes, ses anecdotes sur sa thèse de doctorat, son regard sur sa propre vie. Ses titres de films préférés m’ont fait éclater de rire au point où j’ai dû lire l’extrait à mon être cher. Pour ce qui est de l’universel, les observations portées sur la société m’ont parfois semblé généralisées. Par moment, j’ai trouvé qu’elles manquaient de nuances. « Pour l’humain, la liberté n’est qu’un mot, une déclaration de principe, un concept abstrait. Car s’il lui fallait assumer vraiment sa liberté, il serait effrayé et perdu, cherchant aussitôt un poteau pour s’attacher, une cabane pour s’abriter […] ». (Bouchard, 2021, p. 159) Comment peut-on avoir la certitude que tous les humains ont peur de la liberté au point de vouloir s’encabaner ? La sédentarisation forcée fait d’ailleurs partie de ce que Michel Jean dénonce dans son roman Kukum. Au départ, devant de telles conclusions, je dois avouer avoir éprouvé un malaise. Puis, au fil de l’œuvre, j’ai découvert un regard bienveillant sur le monde et sur les gens. J’ai trouvé qu’il y avait des généralisations et des maladresses, mais jamais de mauvaises intentions. J’ai donc pardonné l’utilisation du mot « humain ». C’est peut-être par voyeurisme ou par frustration de lire le dernier Serge Bouchard, mais, tout au long du livre, j’aurais remplacé l’universel par le personnel. En fait, j’aurais souhaité que l’intégralité de l’ouvrage suive le propos du prologue et de l’épilogue, qui sont, à mon sens, absolument remarquables et inoubliables. Des cafés avec Marie, j’en aurais bu mille.

À la vue de la page couverture, je m’attendais à des histoires de gens et de lattés, et il y en a eu peu dans ce recueil. Néanmoins, j’ai trouvé quelques perles et j’ai éprouvé du plaisir pendant ma lecture. Par son style d’écriture brillant parfois touchant, Un café avec Marie est un lieu privilégié pour passer du temps avec Serge Bouchard et pour se jouer sa voix une toute dernière fois.

« J’ai eu peur de la vie et j’ai beaucoup vécu ». (Bouchard, 2021, p. 117)

En vous souhaitant un bon May West avec Marie, M. Bouchard.


BOUCHARD, Serge. Un café avec Marie, Coll. « Papiers collés », Montréal, Éditions du Boréal, 2021, 270 p.

Note d’appréciation : 8/10

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La patience du lichen de Noémie Pomerleau-Cloutier

Véritable invitation au voyage, la route sur laquelle Noémie Pomerleau-Cloutier nous invite à naviguer avec elle aura su, au fil des mots, nous émouvoir et nous transformer dans le déploiement de ses vagues. Originaire de la Côte-Nord et habitant aujourd’hui Montréal, l’autrice nous convie à l’accompagner dans un retour aux sources qui va au-delà de la quête de soi, à la rencontre véritable de l’autre. Deuxième recueil de poésie pour cette écrivaine formatrice en alphabétisation populaire et engagée dans la démocratisation de la poésie, La patience du lichen constitue en fait un genre peu pratiqué, celui de la poésie documentaire. Enregistreuse à la main, l’autrice est montée à bord du Bella Desgagnés, le navire qui ravitaille, au-delà de la route 138, les communautés de la Basse-Côte-Nord. C’est un voyage qu’elle a fait à plusieurs reprises dans le cadre de son projet. Tête-à-la-Baleine, Pakua Shipi, St. Paul’s River, et bien d’autres encore : dans ces villages, elle s’est arrêtée pour s’entretenir avec leurs habitants – francophones, anglophones et innus – et surtout, pour écouter leurs récits. C’est avant tout de ces rencontres dont témoigne ce magnifique ouvrage.

 

Chaque section du recueil porte le nom d’une communauté et présente un portrait évocateur. Il s’agit parfois d’un lieu ou d’un événement, mais la plupart du temps, d’une personne de cette communauté. Dans une langue simple et juste, les poèmes se terminent souvent par un vers ou deux qui résument l’essence de la rencontre, comme une offrande aux gens qui lui ont ouvert leur porte et, on s’en doute, leur cœur. Un mouvement de l’autre à soi, et de soi à l’autre, évoquant le mouvement des vagues :

dans les filets à pétoncles

l’acharnement de leurs avant-bras

un lot de surprises

 

des lunettes des bouteilles du charbon

des carabines

la patte d’un ours polaire

des morceaux d’épaves

un pot à lait peut-être venu du Titanic

 

pêcher à la drague

se sentir pirate

 

Bien sûr, un tel projet n’était pas exempt d’écueils : le regard bienveillant de l’autrice aurait pu tomber dans la mièvrerie, la poésie de ce projet documentaire aurait très bien pu ne pas être au rendez-vous. Mais c’eût été sans compter sur la sensibilité et le regard uniques de Noémie Pomerleau-Cloutier. Finalement, La patience du lichen est un exercice poétique réussi, empreint d’une belle et grande humanité. Un voyage où nous avons envie de demeurer. 

POMERLEAU-CLOUTIER, Noémie. La patience du lichen, Saguenay, Éditions La Peuplade, 2021, 249 p.

Note d’appréciation : 9/10

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Autopsie d'une femme plate de Marie-Renée Lavoie

Autopsie d’une femme plate de Marie-Renée Lavoie est un roman paru en 2017 aux Éditions XYZ qui présente le personnage de Diane, une femme de quarante-huit ans. Alors qu’elle est sur le point de célébrer son 25e anniversaire de mariage avec Jacques, celui-ci la quitte pour une femme plus jeune. Tout au long du roman, la narratrice raconte les moments difficiles qui suivent ce bouleversement, mais également les moments de joie qu’elle vit alors qu’elle retrouve sa liberté. L’œuvre montre donc l’évolution psychologique de la narratrice à la suite de cette séparation. Diane a toujours essayé de bien paraître devant les autres afin de sauver les apparences, mais elle décide que c’en est assez et qu’elle peut faire ce qu’elle veut maintenant qu’elle divorce. De ce fait, la quarantenaire pose des gestes surprenants, comme lancer un pichet d’eau sur la nouvelle copine de son ex-mari, ce qui ajoute un côté humoristique à cette œuvre « plate ». Bien que les sujets abordés soient banaux, les réactions et les actes imprévisibles de la narratrice rendent ce roman de Marie-Renée Lavoie divertissant. 

Personnellement, j’ai apprécié ma lecture d’Autopsie d’une femme plate puisque le style d’écriture de l’autrice s’harmonise à la perfection avec ses propos. En effet, l’écriture de Lavoie reste simple, j’irais jusqu’à dire plate, comme la personnalité du personnage de Diane. Malgré tout, les anecdotes humoristiques de la narratrice rendent la banalité de l’œuvre moins pesante et permettent aux lecteur.trice.s de s’attacher au personnage principal. Ce dernier est d’ailleurs très réaliste, comme les expériences qu’il vit, ce qui permet de se lier davantage à l’histoire. Marie-Renée Lavoie présente donc un roman qui peut plaire à n’importe quel type de lecteur.trice.s, puisqu’elle réussit à présenter un personnage et un récit qui rejoignent de nombreuses personnes. 


LAVOIE, Marie-Renée. Autopsie d’une femme plate, Montréal, Éditions XYZ, 2017, 243 p.

Note d’appréciation : 10/10

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